Par Caroline Morard
Aujourd’hui, en réflexe à l’extravagance et à la violence de la crise, le concept des « préférences communautaires » ressurgit au sein même de l’Union européenne et fait problème. Il faut l’examiner sans tabou et se demander où et comment il peut être légitime et stratégique de le considérer en le faisant évoluer.
Historiquement, les pays européens avait mis en œuvre pour garantir la paix un marché commun, contre-pied aux replis protectionnistes à l’origine de la crise de 1929. Aux fondements de la construction européenne, il était implicitement entendu que l’Union érigerait le dogme du social, de la solidarité, du plein-emploi, et serait le modèle de conciliation de la prospérité économique et de la protection sociale. Mais, progressivement les pays ont délaissé l’intérêt des peuples au profit des rendements financiers, cédant à la dérive d’un libre-échangisme effréné, totalement incontrôlé, amorcé en 1980 avec Reagan et embrasé en 2001 avec l’entrée de la Chine dans l’OMC. Au lieu de fixer un calendrier raisonnable et structuré de l’ouverture des frontières, on a suivi un rythme endiable et ainsi bouleversé un marché et des structures de production centenaires en moins d’une décennie.
L’Europe a assumé son choix libéral, joué le jeu du marché comme personne aux prix de sacrifices énormes infligés aux couches populaires et elle est aujourd’hui en quelque sort victime de son honnêteté, voire sa naïveté idéologique. Nous avons peu à peu construit un espace économique qui échappe au contrôle démocratique des peuples, ou les maîtres mots sont stabilité des prix, équilibre budgétaire, privatisation, délocalisation, dérégulation et libre-échange, l’espace commercial le plus ouvert du monde. Tous les produits ou presque peuvent y entrer et s’y échanger sans souffrir de quelconques obstructions ou pénalités. L’Europe ouverte est dès lors devenue l’Europe offerte et a perdu son influence sur les marchés et sa capacité à résister à la loi du plus fort.
Pourtant, s'il est incontestable que la crise met en exergue les perversités de ce système mondialisé, il serait faux de penser que l'Europe la subit sans en tirer quelconque profit. L'ouverture des échanges lui a permis de bénéficier de la croissance rapide de l'économie mondiale. L’Europe reste le premier exportateur mondial, malgré l’expansion des pays émergents sur la scène du commerce commercial. Relancer l'idée d'un protectionnisme européen, c'est prendre le risque d'un ralentissement de l'ouverture commerciale des pays où l'Europe exporte. Un chantage à l'augmentation de nos propres instruments de protection commerciale risque fort de s’avérer contreproductif en posant les bases d'une "guerre commerciale", c'est-à-dire en légitimant des mesures de rétorsion de la part de nos partenaires commerciaux.
Les Américains ont clairement annoncé la couleur : ils vont faire exploser leurs déficits, ils vont injecter des centaines milliards de dollars dans leur économie, faire massivement de la politique industrielle classique, des grands travaux (comme le fit Roosevelt). Ils vont certainement laisser filer le dollar et mener une politique industrielle à base de nouveaux produits, d’innovations. Ils y sont prêts, ils ont déjà énormément investi, notamment dans les énergies renouvelables, les voitures qui consommeront moins. Il ne faut pas négliger la capacité de rebond des États-Unis et des Américains. C’est leur principale force : ils savent rebondir quand il le faut, « mettre le paquet » et se préoccuper de leurs propres intérêts, ce qu’on ne peut leur reprocher. Tout comme la Chine, l’inde et bien d’autres encore, ils ont appris à réguler le marché en fonction de leurs intérêts nationaux.
La crise actuelle doit au contraire être pour nous l’occasion de sortir de ce piège et de fonder une Europe protectrice, actrice et compétitive dans un monde multipolaire. Les Européens, et en particulier les Français, doivent prendre conscience de ce rôle moteur qu'ils peuvent jouer dans la mondialisation et des bénéfices qu'ils auront à en tirer. L'illusion serait de croire qu'une économie peut rester immobile, se barricader sans s'adapter à l'évolution des besoins, des préférences, des technologies et de l'environnement concurrentiel. La mondialisation ne fait qu'accélérer ces changements, des changements douloureux pour certains, mais profitables à l'économie dans son ensemble.
Il est maladroit de faire croire que la politique industrielle doit aussi reposer sur des mesures protectionnistes. Une politique industrielle bien conçue n'est pas destinée à subventionner des entreprises en difficulté sur les marchés internationaux ou à masquer certaines de leurs faiblesses en protégeant le marché domestique, détournant au final l’entreprise de son objectif de performance. Nous avons depuis trop longtemps, collectivement, négligé le long terme, les investissements collectifs, la recherche fondamentale.
Certes, l’Etat n’a certes plus d’argent, mais lui reste en dernier ressort sa capacité d’épargne et de garantie parce qu’il a encore une signature. Cette épargne ne demande qu’à s’investir, à émettre des emprunts non pour colmater les fractures mais pour libérer les restructurations avec une exigence de rentabilité. Il ne s'agit pas pour l’Etat de se comporter comme l’ange gardien des industries menacées, mais d'investir dans des secteurs appelés à se développer, en favorisant en particulier l'émergence d'un tissu de petites et moyennes entreprises performantes. Au lieu de créer des distorsions masquant provisoirement les faiblesses de l'économie mais compromettant son avenir, l'argent public sera mieux utilisé à relocaliser et créer des emplois viables à valeur ajoutée qu'à préserver artificiellement des emplois dans des secteurs qui ne sont et ne seront plus compétitifs. une politique incitative de l’Etat (sous forme de crédit d’impôts recherche, d’aide aux nouveaux investissements conditionnée à une localisation en Europe) sera nécessaire, pour privilégier les bonnes orientations. L’avènement des pays moins développés impose aux plus avancées des reconversions économiques et sociales, d’autant plus douloureuses qu’elles n’auront pas été anticipées.
La mondialisation ne signifiera pas nécessairement un nivellement par le bas de l’accès à l’emploi et des conditions de vie. Il serait dangereux de régler les échanges et la production, sur le baromètre de l’emploi, car les pays ont un avantage commun à l’échange, même inégalement partagé, il les enrichit et détermine leur progrès. L’exigence de réciprocité et la lutte contre la "concurrence déloyale" n'a en fait pas d'avenir si elle reste fondée sur des mesures de rétorsion unilatérale. La seule solution est celle de la négociation dans le cadre multilatéral. Celle-ci doit viser l'abaissement des barrières tarifaires ainsi que l'adoption de règles communes commerciales, environnementales, sanitaires ou sociales pouvant faire l'objet de sanctions en cas de non-respect. Une traçabilité carbone, ou un système de bonus malus sur les produits importés serait un moyen tacite de freiner, non pas de rétablir des droits de douane mais de freiner les importations et de rééquilibrer les échanges. Au delà du respect de notre conscience environnementale, nos exigences commerciales peuvent aussi porter un certain humanisme en taxant par exemple tout produit provenant d’un pays ou l’exploitation de femmes et d’enfants sont des outils de productivité.
L’Europe entière doit se mobiliser pour faire accepter à ses partenaires ses règles, ses exigences, le principe de réciprocité dans l’ouverture dans lequel elle a bien plus à gagner qu'à céder aux sirènes du protectionnisme. Cette évolution suppose des concessions de part et d’autre, et une meilleure convergence des politiques économiques visant à maximiser la croissance quand elle s’avance et à limiter les trous d’air quand le cycle s’emballe. Ainsi, en conjoncture favorable, on pourrait davantage investir ensemble dans la recherche, l’innovation, de nouvelles infrastructures de communication de transport, alléger la fiscalité pour stimuler la consommation et l’épargne. En période moins favorable, nous pourrions faire preuve de plus de souplesse budgétaire ou monétaire (pour peu que la BCE, gardienne de l’orthodoxie ultralibérale renonce à sa politique de l’autruche et que la flexibilité s’invite dans les règles de Pacte de Stabilité) afin de mieux soutenir l’activité.
La dérive ultralibérale au sein de l’Union européenne est à mon sens due à trois facteurs : l’inertie des sommets politiques.
La construction européenne a toujours été le produit de compromis entre les intérêts nationaux et les divergences politiques en réponse à des exigences de légitimité et d’efficacité. Il est temps de rompre définitivement avec le fantasme de l'unité et de l'homogénéité tout en reconnaissant que l'Union est le niveau d'action publique pertinent et impératif pour survivre à la mondialisation. Il ne s’agit pas tant de déplorer nos divergences, par définition inhérentes à une entreprise qui vise la réunion d’Etats, que de les reconnaître, de les accepter et de fonder les modalités qui permettront de gérer l’hétérogénéité des préférences collectives. La diversité interne doit être une force de traction vers une solidarité à dimension politique transcendant les divergences sur la notion d’intérêt communautaire. Il faut l’approfondir et susciter une redéfinition des intérêts offensifs et défensifs de l’Union.
Cette évolution exige enfin une confiance partagée, une pédagogie renforcée et communication débridée. La France doit dès à présent convaincre ces voisins que son plan de relance ne leur est pas hostile, que tout ce qu’on va faire leur est d’ailleurs ouvert, qu’ils peuvent s’en inspirer, y participer mais que la crise est si grave que la France a décidé de mettre le paquet sans tarder. C’est avec la même énergie et le même volontarisme face à la gravité et l’urgence de la situation, l’exigence de bonne gouvernance et de transparence à l’échelle internationale. Espérons que ce rendez-vous dépassera le caractère symbolique et théorique propre à ses rencontres au somment pour embrasser la voie de la concertation, de la décision et de l’action et socle d’une refonte totale du système économique mondiale substituant le « juste-échange » au « libre-échange ».
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